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L’ART, LA MANIÈRE ET LE MÉTIER #1 : Entretien avec Julie Gelon, illustratrice

– Automne 2022 –

Vous avez sûrement remarqué la splendide bannière de notre site, signée Julie Gelon. Nous apprécions tout particulièrement le travail de Julie, qui convoque un imaginaire riche, ludique mais aussi grinçant, derrière ses couleurs peps. Et si vous regardez sa bannière à deux fois – comme elle aime qu’on le fasse avec ses illustrations – vous verrez qu’elle résume parfaitement la mission de Kilti : vous faire bouger à la rencontre de la culture sous toutes ses formes, cinéma, musique, littérature, arts plastiques, etc.

Une autre manière de donner de la visibilité aux artistes est aussi… de les faire parler de leur travail ! C’est ainsi que nous inaugurons une série d’articles intitulée l’art, la manière et le métier. Des articles qui vous immergeront dans la fabrication et le processus derrière chaque œuvre d’art. L’art, la manière et le métier pour montrer les différentes dimensions qui s’entrelacent dans tout travail artistique.

Quoi de mieux pour commencer cette série qu’un entretien avec Julie Gelon ? L’occasion de nous plonger dans son parcours, ses choix, ses questionnements et ses revendications.

Quel est ton parcours ?

J’ai su très tôt que je voulais dessiner. Déjà en secondaire je faisais des bédés avec mes potes ! Dans ma famille, on n’était pas des grands cultureux mais mes parents m’ont toujours soutenus dans cette voie. J’ai fait Saint-Luc, à Liège, d’abord en illustration puis, après la première année, je suis passée en BD. Je pense que c’était en partie par esprit de contradiction, parce que la bédé était très associée aux garçons et l’illustration aux filles. Cela dit, je n’ai plus jamais fait de bédé après mes études ! Après l’école, avec quelques ami.es, on s’est vite rendu compte qu’on était pas du tout formé.es à se lancer dans la vie professionnelle, que c’était vraiment dur d’exister. Le milieu artistique nous semblait très fermé, auto-centré, avec un côté artiste maudit. Ce constat nous a amené à créer un collectif transdisciplinaire pour nous donner de la visibilité, pour créer des projets en commun. Ça crée une émulation, des échanges, des partages de savoirs. Et c’est plus facile d’exposer en collectif que seule. Assez vite nous nous sommes recentré.es sur la bédé et l’illustration avec le collectif YumyUm. Une des choses dont je suis le plus fière, d’ailleurs, est un livre de sérigraphies et d’illustrations, MudGum, qu’on a imprimé à La Zone, lieu culturel alternatif liégeois, avec des artistes québécois qu’on est allés rencontrer à Montréal (Patrick Doyon, Julie Doucet, Simon Bossé entre autres) ! On a appris sur le tas, contacté les illustrateur.rices au culot et réussit à rassembler la somme nécessaire. Une belle aventure ! YumyUm a existé une dizaine d’années. J’ai adoré travailler en collectif, faire plein de collaborations, mais récemment, j’ai ressenti le besoin d’être seule pour travailler.

Comment vois-tu ta pratique ?

Pour moi, l’illustration n’est pas « juste » un art, c’est un métier. Et les succès en collectif m’ont aidé à assumer cette partie, à revendiquer que c’est un métier, qu’il faut trouver des contrats, fixer des prix, etc. Même si c’est compliqué d’en vivre ! Je pense qu’il faut sortir du cliché que c’est honteux de gagner de l’argent avec l’illustration, d’en faire un métier.
Fixer un prix, ça reste compliqué pour moi, mais j’y arrive.

Vis-tu entièrement de ton art ?

Non, mais ma situation actuelle me convient bien : j’ai une sécurité financière avec un boulot alimentaire, plus le confort d’être freelance. J’ai vraiment atteint un bon équilibre entre l’alimentaire et le créatif. Et puis celles et ceux qui arrivent à vivre uniquement de l’illustration, sans boulot à côté, restent quand même rares. Généralement ils ou elles sont profs, par exemple.

Cet équilibre me permet une vraie liberté dans mes choix de projets. Cela dit, même si je peux me permettre de refuser un projet, je le fais rarement, car je pars du principe que je vais apprendre quelque chose de toute manière… Et j’aime la diversité que ça m’offre, je pourrais par exemple peindre un mur dans un petit café qui vient d’ouvrir un jour, et travailler pour, disons, le New Yorker le lendemain ! (rires)

Tu as récemment réalisé des illustrations de… podcasts. C’est assez peu courant, comment t’es-tu retrouvée à faire ça ?

J’ai rencontré Caroline Prévinaire, qui fait beaucoup de podcast, via Le Magasin, un lieu mutualisé du Comptoir des Ressources Créatives. Pour elle c’était évident qu’il fallait un visuel au podcast, pour se démarquer. Moi, je ne connaissais pas du tout cet univers et n’avais donc aucune idée préconçue. Et j’ai trouvé le projet génial, il s’agissait de vulgarisation du folklore wallon, un univers de macrâles (sorcières), c’était vraiment top. J’ai lu le script, j’ai posé des questions pour bien comprendre l’univers, et puis j’ai pas mal discuté avec Caroline pour savoir comment elle avait imaginé les personnages, le ton qu’elle voulait donner et ce qui lui plaisait en particulier dans mon travail.

En fait, depuis le covid, j’ai beaucoup de demandes de vulgarisation qui émanent du milieu associatif et ça me plait vraiment. J’ai toujours détesté qu’on me dise « tu ne peux pas comprendre ! », donc tous les projets qui poussent à rendre des choses complexes accessibles, moins austères, je trouve ça formidable.

Est-ce que ces projets-là te nourrissent aussi ?

Clairement ! J’apprends beaucoup, ça me pousse à réfléchir autrement à mes illustrations. Quand je me lance dans un projet « perso », je travaille à l’instinct, je ne me pose pas la question de la réception de mon travail. Avec les projets de vulgarisation, je cherche aussi, par ricochets, à vulgariser le graphisme, à concevoir spécifiquement les couleurs, et à sortir de certains canevas.

As-tu des routines, des méthodes, des thèmes qui reviennent lorsque tu travailles ?

Niveau routine, j’ai vraiment besoin de lieux précis et de moments spécifiques. J’ai toujours eu des ateliers, ça me permet de sortir de chez moi, d’aller « au travail ». C’est très important pour moi cette question de métier. Avant je pouvais passer des nuits à bosser, en fonction de gros projets, de deadlines qui se rapprochaient dangereusement. Maintenant, c’est plutôt le matin – avec un enfant, le rythme nocturne n’est plus trop possible !

Niveau méthode, je commence toujours par dessiner beaucoup, sur papier uniquement. J’adore le papier et le crayon ! Je crayonne, je fais plein de recherches, quand c’est pour une commande je tourne autour du sujet, de la demande. J’utilise des rames entières de papier A4 !

Question thème, je me rends compte que j’ai des personnages qui reviennent, comme des oiseaux anthropomorphes, des personnages sans visage. La nature est un autre de mes thèmes de prédilection. Et la solitude, un état absent ou mélancolique, est aussi un de mes fils rouges.

Pourrais-tu nous décrire ton style ?

Au début de ma pratique, pendant mes études, je n’avais pas encore de style, je restais très scolaire et appliquée, je faisais peu de recherches. Il faut dire que j’avais été biberonnée de trucs assez lisses, comme les Disney ou les dessins animés du Club Dorothée.

C’est vraiment en travaillant en collectif, en me laissant influencer par mes pairs, les autres membres du collectif et leur culture plus underground, trash et noire, que j’ai trouvé mon style.

Je travaille beaucoup sur la frontière entre le bizarre et le joli, j’aime rendre le mignon un peu inquiétant, casser cette image très genrée des illustratrices qui font des trucs mignons… Ce qui m’intéresse, c’est que les gens ne voient pas tout de suite le « message », mais y regardent à deux fois, en se disant qu’il y a quelque chose qui « cloche ». Je ne suis pas une publicitaire, ça ne m’intéresse pas que mes images soient trop vite lisibles !

Quand je travaille à des projets personnels, je me cadre moins, je griffonne et je me mets dans un état de disponibilité mentale, un peu comme si mon cerveau était sur off. Je dessine sans savoir à l’avance ce que ça va donner. Je me donne comme seule contrainte le choix d’une technique (dessin, rhizographie, etc.).

En fait, je suis une bosseuse, assez pointilleuse. Il m’a fallu du temps pour être satisfaite de mon travail. Je dirais que c’est seulement aujourd’hui, à force de travailler et de retravailler, qu’il m’arrive d’être contente de moi.

Quel est ton rapport aux couleurs ?

Je ne me considère pas très douée pour l’assemblage des couleurs, parce qu’étudiante, j’ai surtout dessiné en noir et blanc. Je travaille généralement avec une palette réduite, en particulier pour les commandes, parce que comme je fais beaucoup de recherches préliminaires, si je ne fais pas ça, je pars vraiment dans trop de sens différents. Ça m’aide à me cadrer. Il en ressort souvent des univers à deux, trois couleurs.

Y a-t-il des artistes, des rencontres, qui ont fait évoluer tes dessins, ta technique ?

Depuis 2006 je vais quasi chaque année au festival Pictoplasma, à Berlin. Un des seuls festivals d’Europe de cette ampleur sur le character design, la construction des personnages, si on veut essayer de traduire. Des professionnels du monde entier s’y donnent rendez-vous, on peut assister à des conférences, des workshops, etc.

En 2016 j’ai été sélectionnée dans leur académie. Ce furent dix jours intenses de travail avec des tuteurs réputés (notamment le fondateur du studio d’animation indépendant AKA), des masterclasses, beaucoup de rencontres. J’ai eu l’occasion de développer un projet sur un personnage, et de faire une exposition six mois plus tard. Pour moi, ça a été un grand tournant dans ma manière de penser mon métier.

A chaque fois que j’en reviens, ça me redonne envie de faire de l’animation !

A ce propos justement, que voudrais-tu développer dans le futur  ?

Récemment, avec Benjamin Dupuis, graphiste, nous avons acheté une rhizo, c’est comme une grosse photocopieuse, avec à peu près le même principe qu’en sérigraphie, mais en plus simple. Pour moi, il n’y a rien de tel que l’impression papier, la matière. C’est incomparable.

J’aimerais aussi me mettre à la peinture grand format, sur des murs par exemple.

Et puis, comme je le disais, l’animation reste un rêve… Quand j’étais étudiante, je voulais faire les Gobelins (une école française d’animation, très réputée)

Comment s’est passé ta collaboration avec Kilti ?

Très simplement ! Coline et Séverine sont venues avec quelques indications, elles voulaient refaire leur site internet et voulaient une bannière avec des personnages qui lisent, qui écoutent de la musique. Pour le reste c’était totalement libre.

Je propose généralement trois croquis qui sont autant d’idées, et si ça ne plaît pas… j’en fais d’autres ! Ici, non seulement elles ont directement trouvé le croquis qui leur plaisait, mais en plus, c’était le projet que je préférais moi aussi ! Une collaboration idéale !

COUPS DE COEURS

As-tu un coup de cœur littéraire ou musical que tu voudrais nous faire partager ?

Je suis monomaniaque : quand je découvre un ou une artiste qui me plait, je l’écoute en boucle ou j’achète tous ses livres. Pour l’instant, je suis à fond sur le groupe AKDK, un duo anglais avec deux batteries et deux synthés, un bon son qui me plait beaucoup ! Et côté littérature, je suis un grande fan des nouvelles de Tove Jansson, je les lis et relis, en particulier Neige, ma préférée. J’adore la justesse de ses récits.

As-tu un lieu préféré à Liège et une recommandation d’un.e artiste belge à suivre ?

C’est trop dur de devoir choisir un.e seul.e artiste ! Donc en musique The Brums et en illustration François Godin. Pour les lieux liégeois, le Kultura et le Café Montjoie.

Entretien réalisé par Catherine Lemaire à l’automne 2022. Un grand merci à elle et à Julie Gelon.
www.juliegelon.be
www.instagram.com/juliegelon/

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