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Interview de Tatiana Veress, directrice du Art et marges musée

– Printemps 2018 –

Peux-tu nous présenter le art et marges musée ?

C’est un musée qui présente des œuvres d’artistes qui sont en marge. La plupart d’entre eux sont socialement marginalisés. On a des artistes sans-abris, des artistes handicapés mentaux, des artistes qui proviennent d’institutions psychiatriques, des prisonniers… Et puis on en a d’autres qui ne sont pas socialement marginalisés mais plutôt artistiquement marginalisés. Ce qui les réunit a priori tous c’est qu’ils sont autodidactes. Ils ne sont pas dans le circuit culturel officiel. Ils créent par besoin vital et sans vraiment se soucier du regard qui va être porté sur ce qu’ils vont créer. Souvent même, ils ne se considèrent pas comme artistes.

Est-ce différent de travailler avec des artistes qui ne se considèrent pas comme artistes ?

Oui. Après, comme nous avons une très large variété de personnalités, parmi tous ces artistes, il y a plein de réactions très différentes. C’est différent en terme de travail et de relation. Par exemple, quand on travaille avec un artiste qui a des problèmes psychiatriques, il y a tout un travail de confiance qui doit être mis en place. La personne peut du jour au lendemain, la veille du vernissage, considérer qu’on va lui voler toutes ses œuvres et donc décider de ne plus exposer. Il y a toujours des paramètres qui sont aléatoires, surprenants. L’avantage, c’est qu’on travaille souvent moins avec l’ego des artistes ! Un de mes grands plaisirs dans le travail ici au musée, ce sont les rencontres humaines qui sont toujours très riches, avec des personnes qui ont des vécus parfois fort différents des nôtres et qui nous apportent une vision différente, tant sur l’art que sur le monde.

Pourquoi avoir fait le choix de l’art marginal ?

Moi j’ai étudié l’Histoire de l’art, l’art contemporain. J’ai eu assez vite des difficultés avec la question du marché de l’art, avec la starification des artistes, le fait que ce soit toujours les mêmes qu’on voit partout. Je me posais pas mal de questions. Je n’avais pas découvert l’art brut durant mes études et on m’a parlé d’art en marge (avant que ce ne soit un musée). J’ai tout de suite été séduite. D’abord par la philosophie, avant même les œuvres.

Qu’est-ce que l’art marginal ? J’ai vu qu’on l’appelait aussi « art brut » ou « art outsider »…

Il y a une quantité de dénominations assez invraisemblable ! C’est dû à une chose en particulier. Jean Dubuffet, artiste français, a inventé le terme d’art brut en 1945. Il avait décidé de partir à la recherche de ces œuvres d’artistes isolés, surtout dans les asiles, les anciens hôpitaux psychiatriques. Il a commencé à collectionner ces œuvres. Puis il a posé cette dénomination d’ «art brut» qui était presque une sorte de label. Il a interdit à ceux qui l’ont suivi de créer des collections similaires et d’utiliser le terme d’ «art brut». Il a beaucoup théorisé sur le sujet. Il s’est coincé lui-même parce qu’en mettant trop de restrictions autour du terme «art brut», il a été obligé de créer un autre terme, celui de « neuve invention » pour des artistes qui ne rentraient pas suffisamment bien dans sa catégorie. Donc une multitude de dénominations a fleuri. Puis le terme «art brut» a été traduit en anglais par « outsider art » et finalement tout le monde a sauté sur le terme « art outsider ». C’est celui que nous utilisons. Mais c’est vrai que pour le grand public, le terme «art brut» résonne un peu plus, donc on ose l’utiliser un peu.

Comment rester à la marge quand on devient une institution reconnue avec une longue existence ?

Cela va faire 10 ans que nous existons en tant que musée, mais plus de 30 ans que la collection a été créée. Je crois qu’il y a plusieurs choses. Même s’il y a un intérêt croissant pour l’art brut, ça reste une niche. Il y a une grande partie du public qui ne s’y intéresse pas du tout, qui n’a même pas envie de le découvrir. Un autre élément, c’est notre volonté propre de rester un musée à taille humaine, dans un quartier populaire, qui n’est pas un lieu de passage très évident et de rester subtil dans la communication du musée. Comme c’est un sujet parfois sensible, c’est difficile d’émettre un message clair dans une phrase courte sans ghettoïser les artistes que nous défendons. Après, il y a aussi une question budgétaire. Nous sommes une petite équipe donc on n’a pas la possibilité de communiquer autant que l’on voudrait. Nous avons envie de conserver cette identité marginale et un peu alternative dans nos communications, et en même temps on aimerait bien que davantage de gens nous connaissent.

Qui vient voir de l’art outsider ?

Pour moi ce qui peut faire la différence entre le public des musées d’art contemporain / moderne et le public du art & marges musée, c’est la curiosité. Ça se remarque particulièrement aux stagiaires qui viennent nous rejoindre. Ce sont des gens qui vont au-delà de la première image, qui vont essayer de découvrir autre chose. C’est vrai que ça, c’est une chose importante. Il y a aussi un écho qui revient souvent. Beaucoup de visiteurs qui vont voir des expos d’arts contemporain et qui arrivent ici, parfois par hasard, nous disent  » wow, quelle fraîcheur, quel souffle d’air ! « . C’est quelque chose qui n’est pas conceptuel, qui agit directement sur les émotions. On a vraiment un retour massif de cet ordre-là.
Notre public est large : des amateurs culturels classiques, des familles, parce que nous faisons beaucoup d’activités pour les enfants, un public de marginaux et d’artistes qui se retrouvent dans nos expositions, et finalement le public de l’art outsider international.

Peut-on considérer que l’art brut est plus facile d’accès que l’art contemporain ?

Je dirais oui. Ce qui est surtout marquant c’est de voir à quel point c’est accessible pour les enfants. Ça fonctionne super bien avec les enfants parce que les enfants n’essaient pas de comprendre. Les enfants regardent et ressentent. Ce sont souvent les gens qui ont le plus de connaissances et qui s’accrochent le plus à leurs connaissances qui ont du mal. Ils ont l’impression qu’ils ont besoin d’explications pour regarder les œuvres. C’est vraiment un des messages que nous essayons de faire passer. Juste ressentir. Laisser les émotions primer. Ce n’est pas toujours simple. Il faut accepter de déconnecter l’aspect cérébral, et alors ça devient plus facile.

Quel regard porte l’art contemporain sur l’art brut ?

D’abord, c’est intéressant de dire que beaucoup d’artistes de l’avant-garde ont été influencés par des artistes brut. Et puis avec les institutions, il y a une grande différence qui se fait ressentir. Quand je suis arrivée ici, nous avions comme projet d’exposer une œuvre de la collection du musée dans 20 musées belges différents. Tout le monde nous a dit oui, mais nous sentions que franchir les portes et faire des dialogues avec des œuvres de leur collection n’était pas toujours si simple. Ces 3-4 dernières années, les choses ont vraiment changé. Il y a eu pas mal d’œuvres d’art brut à la Biennale de Venise. On sent que ces artistes sont intégrés dans les collections d’art contemporain et qu’il y a un réel intérêt à présent.

Est-ce qu’on peut considérer l’art brut comme un art engagé et donc le art et marges musée comme un musée engagé ?

Il y a des artistes qui sont très engagés et d’autres pas du tout. Souvent, ces artistes créent pour eux-mêmes, ils doivent sortir ce qu’ils ont dans les tripes. Parfois, il y a des choses très engagées. On a par exemple fait une exposition qui s’appelait « Sauver le Monde », qui réunissait tout une série d’artistes qui essayaient d’agir pour un monde meilleur. Donc il y en a qui sont engagés.
Le musée lui défend la reconnaissance de ces artistes en tant qu’artistes et pas en tant que personnes marginalisées. Il y a clairement une philosophie et la défense de valeurs. Donc oui, nous sommes engagés.

Comment détecte-t-on les artistes outsiders ?

C’est ce qui est assez difficile à délimiter de façon claire. Pour moi c’est un pôle. Il y a toute une série d’idées qui définit ces artistes : l’idée qu’ils soient autodidactes, qu’ils ne soient pas contaminés par la culture, qu’ils n’aient rien perçus de ce qu’il se passe ailleurs (comment est-ce possible dans le monde actuel, je ne sais pas !). Il y a la règle des trois S : le silence, le secret, la solitude. L’idée que la personne travaille pour elle-même. Tout ça c’est un pôle. Et puis c’est le seul art qui définit autant la production que la personne. Il n’y a pas de style, on ne peut pas reconnaitre une œuvre d’art brut comme ça. C’est quelque chose d’assez particulier, mais nous ne voulons pas enfermer ce que nous présentons au musée et refuser des gens qui ne soient pas « assez fous ». L’idée c’est qu’il y ait quelque chose de particulier par le parcours de vie ou dans la façon d’appréhender l’art et le monde. L’idée c’est que ce soit ça qui soit transmis dans la création, que ce soit perceptible. Il y a beaucoup de subjectivité dans la sélection des œuvres et des artistes.

Mais concrètement, comment trouver les outsiders ?

Souvent ce ne sont pas eux qui viennent à nous. Nous recevons régulièrement des appels et des mails d’artistes qui se prétendent brut et qui demande à être exposés avec un lien vers leur site internet. A priori, ce n’est pas trop ça ! Souvent on les trouve par le bouche à oreille. Nous avons un réseau depuis plus de 30 ans ; les gens nous connaissent, nous font découvrir des choses. Après il y a des artistes qui sont reconnus et c’est pour ça que les choses ne peuvent pas être figées. Parce qu’un artiste qui au départ créait uniquement pour lui-même, une fois qu’il a été découvert, qu’il a eu du succès, que grâce à ça il a pu gagner un peu d’argent, ce n’est pas dit qu’il va continuer à ne créer que pour lui-même. Est-ce qu’il cesse d’être un artiste outsider à partir du moment où il est reconnu ? Tout ça est très subtil, très mouvant. Rien ne peut être figé là-dedans.
Si vous voulez exposer des artistes outsiders, vous en connaissez peut-être autour de vous !

Quelles sont les expositions dont le musée est le plus fier ?

Je pense à deux expositions en particulier. Une exposition sur un artiste brésilien Bispo Do Rosario qui a eu lieu en 2011 dans le cadre d’Europalia Bresil ; c’était une exposition monographique sur cet artiste qui a une œuvre fabuleuse, très forte, très surprenante dans sa proximité avec des œuvres d’avant-garde. Il y a toutes sortes de choses qui sont tellement proches de certains d’artistes d’avant-garde reconnus et en même temps qui ont été faites dans un univers psychiatrique assez carcéral. Cette proximité esthétique et cette différence énorme au niveau du fond, c’était très surprenant et très beau.
Un autre projet plus récent, auquel moi personnellement je tenais beaucoup, c’est un projet qui s’appelait «  Du Nombril au Cosmos « . C’était une exposition qui partait de l’infiniment petit pour aller à l’infiniment grand. Il y avait l’idée d’une grande modestie, de créer sur les plus petites choses possibles, des choses presque invisibles. Puis après on arrivait au cosmos et à à ce lien avec l’univers. Il y avait de très belles œuvres.

Est-ce que tu peux nous parler de la saison 2018/2019 ?

Oui, et j’en profite pour dire que je serais partie en pause carrière pendant cette saison !
On va commencer la saison avec une exposition qui s’appelle « Les Femmes dans l’Art Brut? » avec l’idée non pas de présenter que des artistes femmes mais aussi des représentations de femmes. L’idée n’est pas de créer un ghetto dans le ghetto, mais de questionner la place de la femme dans l’art et dans l’art brut. C’est également l’occasion de présenter certaines œuvres vraiment magnifiques.
Le projet suivant sera une exposition sur André Robillard. André Robillard est un artiste d’art brut important, reconnu. C’est le dernier artiste vivant adoubé par Dubuffet. On l’appelle « l’homme au fusil ». Il a vécu toute sa vie (à partir de ces 16 ans) dans un hôpital psychiatrique. Il construit des objets à partir de matériaux de récupération. C’est un personnage assez surprenant aussi.
Nous terminerons la saison par une exposition de la collection permanente du musée.

Y-a-t-il un artiste particulier que tu conseillerais ?

C’est difficile, parce que j’ai beaucoup de coups de cœur. Je pourrais peut-être parler de Michel Goyon. Il est présenté dans la collection été n°3, qui commence le 21 juin. Il vit à Saint-Gilles. Il est autodidacte. C’est un mathématicien et un artiste. Il est passionné de math, de science, de physique en particulier. Il fait des œuvres immontrables, imprésentables. Par exemple, il fait des assemblages de cahiers, et toutes les pages doivent être retournées. Chaque fois qu’on tourne les pages, un dessin différent apparaît. Nous présentons des robots de Michel Goyon. Ce sont des robots d’apprentissage, avec cette passion de transmettre le plaisir des mathématiques et de la science à tous. Il nous fait des démonstrations incroyables sur base de calcul. Son travail plastique est superbe, lumineux et très riche.


Qu’est-ce qui te plait le plus dans la création d’une exposition ?

D’abord la rencontre avec les artistes. Puis le plaisir de la création, car la création d’une exposition est une création en soi, en particulier le montage, la scénographie. C’est recréer quelque chose à partir des œuvres des artistes. C’est aussi le plaisir de partager, de partager nos coups de cœur, de faire découvrir des choses en lesquelles on croit.

Comment devient-on directrice de musée ?

Moi j’ai étudié l’Histoire de l’art. Je suis arrivé ici par intérêt pour la philosophie du lieu dont j’avais entendu parler, comme bénévole. C’était une toute petite équipe, ce n’était pas encore un musée. J’ai participé à la création du musée, dirigé à l’époque par Carine Fol (qui est maintenant la directrice de la Centrale). Finalement, Carine a quitté le musée et je l’ai remplacée. Ça s’est fait de façon assez naturelle.



PORTRAIT CULTUREL BELGE

Lieu préféré à Bruxelles ?
Je pense à Recyclart, qui était un ancien voisin du art & marges musée, qui a déménagé maintenant et on espère qu’il va prochainement revenir dans le quartier des Marolles. C’est un lieu hyper dynamique qui présente des projets assez décalés et de grande qualité.

Dernier coup de cœur culturel ?
Je pense à un livre de Caroline Lamarche : Dans la Maison un Grand Cerf. Ça m’a fort touché parce que ça parle de Bruxelles, de la vie culturelle bruxelloise et en particulier d’un libraire de Bruxelles qui a beaucoup œuvré pour présenter des œuvres d’artistes. Ce lien avec une personne que je ne connaissais pas mais dont je connaissais le lieu, ainsi que toute la finesse de l’écriture, m’ont beaucoup touché.

Un ou une artiste belge à suivre ?
Jacqueline Van Acker qui fait partie de la collection du musée. Elle vit à Anderlecht, elle a une œuvre très forte.


Cette interview a été réalisé par Inès Chassagneux en stage chez Kilti au printemps 2018, les photos sont de Laure Calbeau. Un grand merci à elles deux et à Tatiana Veress pour cette joyeuse interview !  

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